La traversée imprévue, adénocarcinome
Dominique Gros, Oncologue et sénologue, Praticien Hospitalier, Hôpitaux Universitaires, Strasbourg.1
La traversée imprévue (adénocarcinome) est un livre de vérité et de beauté. Je l’ai aimé d’emblée. Avec des mots et des images, Estelle Lagarde raconte un moment obscur de sa vie. À cause d’une misérable petite boule dans le sein qui n’était rien lui assurait son médecin, la voilà jetée malgré elle au pays du cancer.
Pour survivre, il faut avancer, impossible de reculer. Estelle doit gagner l’autre rive. Une traversée s’impose. Rien que la découverte des mots qui peuplent l’univers médical du cancer lui donne le frisson : grade, stade, infiltrant, extension, agressif, triple négatif, récidive... Et pire que tout, avec cette maladie, il faut lutter contre un monstre qui habite en vous et que l’on porte en soi : Adénocarcinome ! Jamais, Estelle n’aurait pensé le rencontrer un jour sur son chemin. « MOI. Un cancer... Impossible ». Cette traversée se révèle imprévue.
Livre de vérité ? Disons plutôt vérités. Vérité sur une tragédie millénaire des femmes. Vérité sur la médecine et le monde soignant, ses discours, sa grandeur et ses misères. Vérité sur les bien-portants avec leurs bons sentiments, leurs idées toutes faites sur le cancer, leur gentillesse maladroite. Vérité sur soi : avoir un cancer ouvre les yeux, ceux du corps, du coeur et de l’esprit. Vérité sur la vie et le sens que l’on veut lui donner. Le cancer possède le pouvoir de rendre plus clairvoyant. Il est un grand révélateur.
La traversée imprévue est un carnet de voyage. Un journal de bord. Ecrit au fil des jours du 7 mars au 30 décembre 2008, il commence par l’annonce et finit avec la délivrance – la fin des traitements. Le fer du bistouri, le poison de la chimie, le feu des rayons. Paradoxe étrange du cancer du sein, on ne se sent pas malade. C’est la médecine qui fait souffrir.
Le récit d’Estelle est sobre. Ni pathos, ni imprécations. La sobriété n’empêche pas les moments de révolte, peur, colère, lassitude, épuisement. Ici et là, par petites touches, l’humour disperse fraîcheur et sourire. Petit à petit, on rentre dans la vie d’Estelle, son intimité et son quotidien médical. On découvre ce qui fait du parcours thérapeutique une épreuve et s’ajoute aux malaises physiques. Trahison du corps, blessure faite au sein, transformation en objet de soins et infantilisation, perte de la dignité, peur du lendemain, stigmatisation, exclusion. À ces souffrances, s’en ajoutent d’autres : souffrir de faire souffrir ceux qu’on aime, souffrir de voir les proches devenir lointains et s’éloigner à cause de leurs peurs. Paradoxe supplémentaire de la maladie cancéreuse, c’est le cancéreux qui doit rassurer et apaiser le bien-portant. Vivre un cancer, c’est faire l’expérience d’une modification de la relation aux autres. Dites à un interlocuteur quel qu’il soit « J’ai un cancer » et aussitôt son regard change. Tout d’un coup, vous lisez dans ses yeux surprise, crainte, amour, compassion, tendresse, pitié... C’est selon.
Livre de beauté ? Oui, j’ai bien écrit beauté. « Comment est-ce possible ? Le cancer, c’est laid ! » En l’occurrence, le beau vient du verbe et des images. Estelle offre de la beauté par le choix des mots, le style, la façon de se raconter, de se mettre à nu au propre comme au figuré. Et puis, il y a les images. Car, et c’est là une originalité de l’ouvrage, La traversée imprévue est autant un livre de photographies que de textes.
Estelle Lagarde est photographe – artiste photographe. Beaucoup la connaissent par ses expositions. Ses séries Contes sauvages, Hôpital, Dame des songes ou Femmes intérieures baignent dans une atmosphère tout à la fois réaliste, onirique, gothique, anachronique, féerique. On y croise l’absurde, le deuil, le désespoir, l’humour. Les personnages évoluent dans un monde fait de mélancolie, de fêtes, de ruines. Ses magnifiques photographies sont construites avec un soin infini et ce souci de construire se comprend mieux quand on sait qu’Estelle est également diplômée d’architecture.
Pendant sa traversée, Estelle ne s’est pas séparée de son appareil de photographie. Accompagnée de ce compagnon fidèle, elle décide de faire un travail artistique en se prenant elle-même comme objet de la photographie. Tout au long de ces dix mois de traitement, son visage, ses seins, son corps, sa personne, sont mis sous l’objectif. Ces autoportraits sont la matière de son ouvrage.
Dans ce livre, écriture et images ne cessent de dialoguer et de se compléter. Le face à face est permanent entre textes et photographies. Chaque autoportrait est une page écrite, chaque page écrite est un autoportrait. Ces images expriment l’intime, elles sont aussi polysémiques et donnent liberté de lecture, d’analyse, d’interprétation. Avec ces autoportraits, on ne cesse de revenir au visage ! Le visage humain... si beau, si grand, si tragique.
Toutes ces photographies sont des instants de vie. Au fur et à mesurent que se déroulent les traitements, se succèdent ou se chevauchent des sentiments, des pensées, des états d’âme. Estelle nous aide à voir ce que n’ont jamais vu et n’imaginent même pas celles et ceux qui n’ont pas fait la traversée.
La femme découpée en tranches traduit le pouvoir de l’imagerie médicale. La femme blessée au sein porte une cicatrice, preuve définitive et rappel permanent de la maladie. La femme chauve, celle par qui le scandale arrive, nous rappelle la réalité d’un mal que l’on aimerait bien oublier. La femme marquée voit son sein rosir, rougir puis brunir, sous l’effet des rayons. La femme à la sale gueule se regarde le matin dans le miroir et ne se reconnaît plus. La femme masquée disparaît derrière sa maladie. La femme transparente ne se sent plus exister dans le regard des autres. La femme qui a besoin d’être aimée sait que l’amour peut aider à combattre le cancer. La femme métamorphosée se découvre un nouveau corps, un regard différent sur soi et sur les autres, un appétit d’être et de vie plus fort. Plus rien désormais ne sera jamais comme avant.
Estelle combat son cancer par l’art. C’est de l’art-thérapie. Écrire implique de choisir les mots, de ciseler les phrases, de parfaire le style; faire des autoportraits requiert de chercher le meilleur angle, de travailler la lumière, les ombres. Ecriture et photographie sont des actes de création. Estelle exploite les bienfaits de l’art face au cancer. Créer est une pulsion de vie qui s’oppose aux forces destructives.
A qui s’adresse La traversée imprévue (Adénocarcinome) ? À toutes et à tous. Femmes ou hommes. Malades ou bien-portants. Soignés ou soignants.
Toute femme qui a déjà fait cette traversée s’y retrouvera. À posteriori, cela peut rassurer de voir que l’on a éprouvé les mêmes difficultés, rencontré les mêmes incompréhensions, eu les mêmes peurs. Quant à celle qui s’apprête à faire la traversée, elle y puisera connaissance, force et courage. N’est-on pas mieux armé quand l’adversaire est identifié, quand on connaît l’ennemi ? « J’ai besoin qu’on m’explique », répètent les patientes confrontées aux méandres du parcours médical et des soins.
Avec ce livre, les proches - compagnon, mari, sœur, frère, père, mère… amies – apprendront à mieux comprendre les difficultés des femmes qui traversent cette épreuve.
Tout soignant - même et surtout celui qui sait déjà tout - gagnera à lire ce récit. Que l’on soit infirmière, médecin, psychologue, on y découvre tout ce qui ne figure pas dans les traités de cancérologie et qui est pourtant si précieux pour mieux soigner.
Cet ouvrage s’adresse aux bien-portants, même à celles et ceux qui préfèrent ne pas penser au cancer. N’ayez pas peur ! Lisez ce livre, il vous instruira. Vous apprendrez que même si le cancer du sein n’est pas toujours un drame, il est chaque fois une épreuve. Vous ne banaliserez plus, vous ne direz plus : « Le cancer du sein, ça se soigne très bien aujourd’hui … Une fois que l’on vous a enlevé un sein, brûlé la peau, fait perdre vos cheveux, remis un faux sein. Vous êtes guérie ! Affaire classée ». Vous apprendrez que l’amitié, l’affection, l’amour des proches, sont pour la femme malade des forces puissantes et nécessaires.
En filigrane, Estelle Lagarde fait résonner les vers de Valéry dans Le cimetière marin : « Le vent se lève ! ... il faut tenter de vivre ! » La traversée imprévue (Adénocarcinome) est une belle leçon de vie. Un encouragement face à l’épreuve. Et un livre précieux pour celles et ceux qui rencontrent le cancer du sein sur leur chemin.
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1. Auteur de Cancer du sein : entre raison et sentiments. 2009. Editions Springer.



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